LE COÛT DE LA SANTÉ À AIX-EN-PROVENCE du XVIe au XVIIIe siècle
ARTICLE
Au XVIe siècle, il ne semble pas que la ville ait eu le souci de mettre en place une surveillance sanitaire complexe, par contre, elle a perçu très vite le danger que présentaient les pauvres, étrangers ou Aixois. Lorsque les premiers se présentent aux portes, ils sont refoulés après avoir reçu la « passade » (une aumône) et des billets de refus. Ceux qui sont déjà installés dans la ville sont expulsés. Cette mesure s’est imposée rapidement aux esprits des dirigeants, le règlement sur la peste mis au point le 18 juin 1546 par le Parlement prévoit déjà en son article 14 que les consuls doivent pourvoir à la nourriture des pauvres afin de les dissuader d’entrer dans la ville. En 1650, les pauvres étrangers sont ressentis comme un poids difficilement supportable, aussi sont-ils expulsés. En 1720 la situation se répète, ils doivent regagner leur lieu de naissance, munis d’un certificat et de l’approvisionnement nécessaire pour s’y rendre. Les consuls des lieux concernés sont priés par ceux d’Aix de les recevoir et de les nourrir, conformément à la volonté du Parlement.
Les pauvres Aixois bénéficient d’un traitement spécial à partir de 1629. Le Parlement impose leur regroupement dans un lieu aussi commode que possible (des cabanes en dehors des murs), où ils seront nourris aux frais de la ville. Cette mesure n’est pas appliquée sans difficultés, les pauvres ignorant s’ils ne devront pas y subir les rigueurs de l’hiver, craignant la promiscuité et les dangers qu’elle véhicule. En 1720, avant même que la contagion frappe la ville, par mesure de précaution, les consuls envisagent de procéder à l’enfermement des pauvres non mariés à l’hôpital de la Charité, pourvu qu’ils soient natifs, domiciliés ou résidents dans la ville depuis 5 ans. La communauté fournira des habits, le linge nécessaire et une eymine de blé (environ 1,5 décalitre) par personne et par mois.
La protection de la ville passe aussi par sa sécurité : des gardes et des soldats sont appointés par la ville, cela ne suffisant pas, les Aixois valides sont sollicités. Pour tout défaut, chaque particulier est condamné à 20 livres d’amende, sans modération possible. Malgré ces efforts, d’une peste à l’autre, il est manifeste que les Aixois fuient cette fonction, se déchargeant autant que possible sur des personnes rémunérées.
Toutes ces dispositions, utiles pour maintenir un certain ordre dans la population, seraient insuffisantes si elles n’étaient complétées par d’autres mesures destinées à assurer la survie même des individus, les circuits économiques étant ébranlés, les denrées les plus essentielles ayant disparu du marché.
Une des tâches prioritaires des consuls est alors de veiller aux stocks de nourriture, trois denrées retenant particulièrement leur attention : le blé, le vin, la viande. Cette prudence est le fruit de l’expérience : en 1580, par leur fuite, meuniers et boulangers avaient grandement participé à la famine. Les stocks étant constitués, comme en 1546, les consuls font distribuer de la viande en trois endroits de la ville. En 1580, ils fournissent « pain et chair » et les pauvres reçoivent le minimum pour subsister. En 1629, dans chaque quartier, un certain nombre de maisons sont choisies pour recevoir une quantité suffisante de pain, de viande et de vin, la distribution ayant lieu à différentes heures afin d’éviter tout rassemblement.
Une telle organisation soulève deux questions : combien de personnes sont ainsi secourues ? Les denrées étaient-elles gratuites ? D’après certains auteurs, au mois de décembre 1629, la ville entretiendrait 8 ou 10.000 personnes, mais il semble que les religieux aient joué un grand rôle car les plus démunis, enfermés dans les huttes (en plein hiver) ou demeurés dans la ville, n’avaient droit qu’à un petit pain par jour.
En ce qui concerne le prix des denrées, en 1650, conformément au vœu du Parlement, les bénéficiaires doivent payer le prix convenu avec les boulangers ou les autres distributeurs, cependant, comme au mois de mai, les personnes les plus démunies reçoivent gratuitement du bouillon à la diligence des intendants et sous-viguiers des quartiers. Au milieu du mois de septembre, c’est une ordonnance de la chambre des vacations qui prévoit que désormais les consuls feront distribuer le pain à ceux qui sont dans les infirmeries, couvents, lieux infectés ou qui seront dans un état confirmé de mendicité.
La subsistance de la communauté étant à peu près assurée, les consuls se préoccupent de la politique sanitaire. Avant même de soigner les pestiférés, la ville se protège contre toute personne qui peut être porteuse de la maladie par la mise en quarantaine.
La lutte contre la peste passe par le recrutement du personnel soignant. La première mesure prise par les consuls et le Parlement est de faire en sorte que les médecins, chirurgiens et apothicaires ne quittent pas la ville dès les premières manifestations de contagion, comme c’est le cas en octobre 1629. Les fuyards sont priés de revenir, sous peine de mort.
Enfin, l’évocation des modalités de lutte contre la peste serait incomplète si d’autres agents n’étaient évoqués, non pas qu’ils soient particulièrement bien rémunérés par la communauté mais leur rôle est souvent essentiel. Ainsi, les corbeaux, ces personnes qui parfument les maisons, les meubles infectés, qui brûlent les linges souillés… sont en prise directe avec la maladie. Leurs salaires varient selon les époques. Les portefaix désignés par les consuls prêtent serment entre les mains des officiers de justice. En 1521, les « enterre-morts » ont l’obligation de porter une barre blanche au collet comme signe distinctif. Ils ont notamment pour attribution d’aller chercher les personnes mortes pour les ensevelir. Ils sont accompagnés de gardes qui les surveillent jour et nuit afin d’éviter qu’ils communiquent avec le reste de la population. Les parfumeurs désinfectent les maisons où des pestiférés ont vécu ou sont morts. Leur costume, décrit dès 1629, est perfectionné en 1720. Ils font l’objet d’une grande surveillance de la part des intendants afin qu’ils ne puissent rien subtiliser.
Enfin, lorsque la contagion quitte la ville, les finances municipales sont encore sollicitées. En 1629 par exemple, avant d’être reconnus aptes à retrouver une vie normale, les lieux infectés subissent deux quarantaines, l’une de maladie, l’autre de santé. Les consuls font procéder à une désinfection générale en brûlant tous les effets des pestiférés. Les marchandises sont parfumées ou consignées pendant une année.
Les épidémies qui ont frappé la capitale provençale pendant ces trois siècles n’ont pas toutes décimé la population, mais certaines eurent des conséquences catastrophiques, bien qu’il soit difficile d’obtenir des chiffres fiables. Les écrits des auteurs contemporains, reflets de la terreur générée par le fléau, manquent du recul nécessaire pour apprécier sereinement les dommages, ceux des auteurs ultérieurs peuvent être marqués par des déformations, le poids de l’imaginaire, les erreurs… L’épidémie de 1580, qui subsiste à l’état endémique les années suivantes, fut d’une grande violence puisque, en 10 mois, il serait mort entre 8.600 et 12.000 personnes. Pour celle de 1629, soit 13 mois, les estimations concernent approximativement 12.000 victimes, peut-être la moitié de la population. En 1720, sur une population estimée à 24.000 habitants, le taux de mortalité dépasserait 30 %. Bien qu’ils soient à prendre avec prudence, ces chiffres traduisent la violence de la maladie.
L’évolution de la politique sanitaire sera essentiellement l’œuvre du Parlement de Provence en 1629, soit 50 ans après la dernière grande peste. Ce véritable « Code sanitaire » en 127 articles, est la traduction de la volonté des dirigeants de la province de défendre les habitants contre la peste, de limiter la contagion, d’assister le plus grand nombre de personnes. Désormais, en reprenant les coutumes existantes ou en créant de nouvelles règles, la ville et ses habitants seront mieux protégés, qu’il s’agisse de tenir à l’écart les étrangers, de mettre en quarantaine les personnes suspectes, d’organiser les infirmeries, avec leurs consignes d’hygiène, les séparations, les distributions de nourriture et de médicaments… Mesures d’autant plus efficaces que le Parlement n’a pas hésité à mettre en place un arsenal répressif particulièrement dissuasif. Ultérieurement, l’évolution se poursuivra, comme en 1720, avec la mise en place des bureaux d’abondance, ces lieux destinés à faciliter le ravitaillement de la cité.
Les ressources ordinaires se composent essentiellement des fermes de distribution et d’imposition.
Les dépenses de fonctionnement sont couvertes essentiellement par la fiscalité indirecte, caractérisée par une certaine anesthésie fiscale.
En 1629, les Aixois devaient affronter l’une des pestes les plus terribles de leur histoire. Heureusement, dès qu’elle est signalée en Provence, les consuls veillent à ce que la ville soit pourvue en produits de première nécessité. Depuis quelques mois déjà le blé faisait l’objet d’une attention particulière, la crainte de la contagion se généralisant, toutes les communautés se préservaient.
Pour les trois années de la peste de 1628/1629 à 1630/1631, les dépenses ont absorbé plus de 531 % des impôts, 213 % des recettes, 55 % des dépenses.
Heureusement, la peste de 1650 n’aura pas les mêmes conséquences, les dépenses ne représentent « que » 43 % des impôts, 21,70 % de la recette et 12 % des dépenses générales. On ne peut supposer que la ville se soit moins engagée que précédemment, le souvenir de la peste précédente est encore dans les mémoires, il faut plutôt comprendre que l’épidémie fut beaucoup moins virulente.
Enfin, lorsque sévira la dernière peste, en 1720, l’équilibre financier était toujours fort précaire. Afin de ne pas connaître la même situation qu’en 1629, la ville tient deux comptabilités, l’une étant exclusivement consacrée à la peste. Cette distinction est extraordinaire car la règle était l’unité budgétaire et non l’affectation d’une recette à une dépense. En refusant la confusion des comptes comme lors des épidémies précédentes, les conseillers souhaitent préserver les finances de la ville, les impôts étant réservés exclusivement aux dépenses de fonctionnement. Les postes ne présentent aucune surprise : gages des gardes, médecins, chirurgiens, vivres pour les pestiférés, frais des quarantaines… avec quelques nouveautés : l’achat de savon, de citrons, de biscuits et de charbon pour les infirmeries, de glace pour la garde bourgeoise, quelques livres attribuées aux soldats qui ont tué des chiens …!
Pour conclure, en considérant les ressources ordinaires (hors emprunts), en raisonnant par épidémie et non plus par année, il apparaît que la plus catastrophique fut celle de 1629, la ville ayant consacré presque 214 % de ses ressources à la lutte contre la contagion. Viennent ensuite, avec des chiffres beaucoup plus tolérables, celles de 1545, avec 30,83 % et 1564, avec 29,79 %. Mis en corrélation avec les impôts, ces chiffres montrent parfaitement les difficultés de la ville : celle de 1629 a absorbé 532 % de ce poste, preuve supplémentaire, s’il en était besoin, de l’insuffisance des recettes classiques.
Les ressources extraordinaires susceptibles de venir au secours de la communauté sont les cotes ou impôts exceptionnels et les emprunts. Avec une cote extraordinaire, tous les habitants de la cité sont sollicités, comme à la fin du mois de janvier 1582 lorsque le conseil de ville propose de recourir aux facultés de tous les citoyens répartis en trente degrés. Système qui ne fonctionne pas car les membres des cours souveraines s’y opposent.
Les gestionnaires ont alors recours à cette prestation monétaire que les particuliers versent volontairement à la communauté, moyennant une promesse perpétuelle de service d’intérêt : l’emprunt, à opposer à l’impôt, cet acte unilatéral imposé à un contribuable qui ne peut manifester approbation ou refus. Caractérisé par son aspect contractuel, la communauté offrant aux particuliers de leur « vendre une pension », ces derniers acceptant de souscrire, l’emprunt présente ce grave inconvénient qu’à travers les pensions à payer annuellement, il pèsera sur les générations futures, le remboursement du capital n’intervenant que dans des cas exceptionnels. Ainsi, en l’absence de tout amortissement systématique, la dette se maintient au fil du temps.
Si les finances municipales ne connaissent pas d’emprunts forcés, si la liberté de souscrire est le principe, il est quand même des circonstances où l’on se rapproche des emprunts semi-forcés, comme c’est le cas en 1522 lorsque les conseillers décident de lever un emprunt sur tous les habitants, proportionné à leurs facultés, le remboursement devant être effectué dans l’année, en commençant par les plus démunis.
Durant trois siècles, par sept fois, la capitale provençale a affronté cette terrible maladie qu’est la peste, que personne ne savait guérir, dont personne ne pouvait se préserver. Pendant cette longue période, il était logique que l’engagement financier progresse, à l’instar de la politique sanitaire.
La politique sanitaire, qu’elle soit du domaine de la coutume ou du règlement, engage plus ou moins les finances de la ville mais il faut constater, de façon liminaire, que la politique préventive n’a malheureusement pas été en mesure d’épargner la cité. Malgré les gardes aux portes, malgré l’évacuation des pauvres, malgré la méfiance à l’égard des étrangers, malgré l’augmentation du personnel soignant, les dirigeants n’ont pu empêcher le fléau de pénétrer dans les murs et aucun reproche ne peut leur être adressé : toutes les villes du royaume ont affronté la catastrophe, celles qui furent épargnées le durent plus à leur isolement qu’à la vigilance des élus.
Avec les calculs effectués, il semble que l’engagement de la communauté ait été relativement satisfaisant. Pour découvrir s’il pouvait être supérieur, on peut s’attacher au solde final par épidémie. Sachant que ces chiffres ne comprennent pas l’ensemble des dettes de la communauté, on constate que l’année 1650 mise à part, le solde était positif mais dans des proportions qui ne permettaient sûrement pas un engagement bien plus considérable. Quant à l’année 1720, les résultats particulièrement catastrophiques ne laissent aucun doute !
En conclusion, il est tentant de penser qu’il était difficile de faire beaucoup mieux, sauf à améliorer les ressources de la ville en faisant davantage payer les plus riches, ceux qui acceptaient de prêter de l’argent et pour cause, mais refusaient toute contrainte financière. Il est certain que la communauté aurait alors pu mettre en place une politique sanitaire plus efficace, sans hypothéquer pour autant son avenir financier, mais le système n’était pas conçu pour obliger les décideurs à être les payeurs.
Au fil des épidémies, personne n’a voulu prendre le risque d’être taxé de négligence. Si l’engagement financier a bien pour objectif de sauvegarder le plus de vies humaines, il contribue aussi au maintien de l’ordre, préserve un système économique qui devra se remettre en marche aussi vite que possible. Les distributions de vivres, les soins dispensés ont aussi pour objectif d’éviter toute sédition. Comme avec la distribution des aumônes, les résultats sont tangibles puisqu’on n’enregistre aucune violence des plus démunis enfermés dans les cabanes hors des murs de la ville, aucune ruée des miséreux contre les riches, aucune animosité de la part de ceux qui sont restés dans la ville à l’égard de ceux qui ont fui. Dans ce contexte, on peut conclure que la politique sanitaire était satisfaisante et que l’engagement financier de la communauté était suffisant.
Tableaux
n° 1 : Données générales
n° 2 : Engagement financier
n° 3 : Données générales par épidémie
n° 4 : Engagement financier par épidémie