La prise à partie en matière civile au XIXe siècle
ARTICLE
En droit romain, une action prétorienne in bonum et æquum concepta était intentée contre le juge qui avait mal jugé par négligence, mauvaise foi, haine, faveur, ou contre celui qui avait manqué à son devoir d’une manière quelconque. La condamnation était dans tous les cas égale au préjudice causé.
En France, il fut un temps où le combat judiciaire, ou appel de faux jugement, était un moyen de découvrir la vérité. Les seigneurs et leurs juges étaient provoqués en combat pour mauvais jugement et l’appelant pouvait être amené à affronter tous les juges qui avaient émis le même avis.
L’appel du refus de juger, ou appel de défaut de droit, suivait les mêmes règles. Les juges étaient alors responsables de leurs jugements.
En Normandie, au début du XVIe siècle, les magistrats commettent quotidiennement des fautes, des abus et font preuve de négligence. Pour faire cesser ces scandales, pour organiser la surveillance et la punition des juges, François Ier intervient par Édit de décembre 1540. Désormais, la présence d’avocats aux procès autorisera des recours et les juges qui ne respecteront pas les termes de la réglementation seront condamnés à des amendes. Pour le cas où ces deux mesures ne suffiraient pas, ils pourront être pris à partie mais seulement en cas de dol, fraude, concussion, erreur évidente en droit ou en fait, autant de cas jugés particulièrement graves puisque portant une atteinte insoutenable à la justice telle que pouvaient l’espérer les plaideurs. Tout en opérant une distinction entre le juge et le jugement, le roi mesure le danger qu’il y aurait à livrer les magistrats à la vindicte des déçus de la justice, aussi limite-t-il les cas dans lesquels ils peuvent être attaqués.
Il faut ensuite attendre 1667 pour que la bonne administration de la justice retienne à nouveau l’attention du pouvoir royal. Dorénavant, les arrêts et jugements donnés contre les ordonnances, édits et déclarations seront frappés de nullité et les juges qui les auront rendus seront responsables des dommages causés.
L’Ordonnance de 1670 ne modifiera pas le sens de l’Ordonnance de 1667, mais l’Édit de 1695 fera preuve d’une grande sévérité à l’égard des juges qui s’écarteront du droit chemin. Ainsi, la prise à partie sera possible notamment lorsque le juge commettra une faute ou une erreur de fait ou de droit grossière.
Le Code des délits et des peines du 3 brumaire an 4 en son article 565 opérera une synthèse et ne retiendra que les cas jugés incontournables. Ainsi, la prise à partie sera possible lorsqu’elle sera prévue par la loi, lorsqu’une loi disposera que les juges seront responsables à peine de dommages et intérêts, lorsqu’ils auront commis un dol, une fraude, une prévarication par inimitié personnelle et en cas de forfaiture, autant de dispositions qui sont les prémices de la législation du XIXe siècle.
Avec le Code de procédure civile de 1808, les personnes qui s’estiment lésées par le fait d’un magistrat ne peuvent obtenir de dommages et intérêts contre lui que par la voie de la prise à partie. Elles sont autorisées à recourir à cette procédure extraordinaire en cas de dol, fraude, concussion dans le cours de l’instruction ou du jugement, si la loi déclare les juges responsables à peine de dommages et intérêts, s’il y a déni de justice.
La nécessité d’une intention malveillante est constante à travers les siècles. Selon les textes antérieurs à 1670, il ne peut y avoir de prise à partie pour simple contravention aux ordonnances, par pure inattention, inexpérience ou défaut de science. Le juge n’était pas responsable des erreurs de l’esprit, inséparablement attachées à la condition humaine. Dès lors, la prise à partie ne pouvait être fondée que sur un crime du cœur, tel que l’inimitié, la partialité, la faveur, des bassesses… avec pour inconvénient qu’on admettait ainsi que le juge puisse être purement et simplement incompétent.
L’article 509 du Code de procédure civile énumère les juges qui peuvent être pris à partie, allant du juge de paix aux cours royales en totalité ou en sections. Aucun texte ne prévoyant le cas où la prise à partie atteindrait un membre de la Cour de cassation, il faut appliquer, par analogie, le § 1er de l’article 509.
Le pouvoir politique admet que les justiciables doivent être protégés contre les magistrats, mais leur défection ne peut être qu’exceptionnelle. Sans contrôle préalable, il est à craindre qu’ils soient pris à partie de façon injuste. Selon la jurisprudence il faut obligatoirement avoir obtenu une permission expresse par arrêt, c’est-à-dire un jugement d’une cour supérieure. Le non respect de cette disposition entraînerait la nullité de la procédure et l’imposition d’amendes. Désormais, dans la mesure où les magistrats font œuvre de justice au nom du roi, il convient qu’ils soient respectés et que les appelants soient autorisés à rétablir la justice bafouée par un magistrat indélicat. Seule une telle garantie pourra empêcher notamment les manœuvres dilatoires. L’objectif de cette jurisprudence est de rendre la prise à partie aussi rare que possible, à raison même de sa gravité.
Selon l’article 509 du Code de procédure civile la prise à partie contre les juges de paix, contre les tribunaux de commerce ou de première instance, contre un conseiller d’une cour royale ou d’une cour d’assises, sera portée devant la cour royale du ressort. La prise à partie contre les cours d’assises, les cours royales ou l’une de leurs sections sera portée devant la haute cour, conformément à l’article 101 de l’acte du 26 floréal an 12.
La réception de la requête par la cour, l’instruction de la demande de prise à partie, la requête à fin d’autorisation et la décision prise par la chambre du conseil font l’objet d’une procédure minutieuse.
En conclusion, les parties qui mettent en doute l’honnêteté ou la probité des magistrats se heurtent à une procédure complexe, extrêmement protectrice du personnel judiciaire. Le souci du législateur, à travers les siècles, est dépourvu d’ambiguïté : il est certes utile de préserver l’ordre public en luttant contre des écarts intolérables, mais par principe, cela ne peut être qu’exceptionnel.
En ce qui concerne les effets de la prise à partie, plusieurs stades doivent être distingués. Selon l’article 514 du Code de procédure civile, la requête admise et les pièces justificatives annexées seront signifiées dans les trois jours au juge pris à partie, et la signification contiendra l’assignation.
Le juge pris à partie fournit ses défenses dans les huit jours, mais l’article 514 ne prononçant pas de déchéance, il peut aller au-delà de ce délai. Elles sont signifiées par un simple acte et le juge étant devenu partie est assujetti, comme tout autre plaideur, à constitution d’avoué. Un tel désordre ne pouvant perturber le fonctionnement du tribunal auquel appartient le juge, la brièveté du délai est à souligner.
Selon l’article 514 du Code de procédure civile, la requête admise et les pièces justificatives annexées seront signifiées dans les trois jours au juge pris à partie, et la signification contiendra l’assignation.
Le juge pris à partie fournit ses défenses dans les huit jours, mais l’article 514 ne prononçant pas de déchéance, il peut aller au-delà de ce délai. Elles sont signifiées par un simple acte et le juge étant devenu partie est assujetti, comme tout autre plaideur, à constitution d’avoué. Un tel désordre ne pouvant perturber le fonctionnement du tribunal auquel appartient le juge, la brièveté du délai est à souligner.
Afin d’obtenir un jugement impartial, la prise à partie sera jugée par une section autre que celle qui l’a admise. Il est à craindre, si le jugement définitif devait être prononcé par les magistrats qui l’ont admise, qu’ils manquent de discernement, qu’ayant admis le bien fondé de la requête, ils suivent leur première opinion.
Comme avant l’admission de la requête, le ministère public est entendu lors du jugement de la prise à partie. Conformément à l’article 515 du Code de procédure civile, ce jugement est rendu à l’audience, traduction de la volonté du législateur de lui assurer une certaine publicité : soit le juge est innocent, et son honneur doit être lavé devant tous, soit il est condamné, et pour le bon fonctionnement de la société, il ne convient pas que le silence entoure la sanction prononcée.
Si les juges doutent du bien fondé de la prise à partie, ils doivent décider en faveur du juge. Le souci du législateur est ici évident : pour qu’il soit condamné, le dol, la concussion… doivent être absolument patents. Que les écarts n’éclatent pas immédiatement, et il faut comprendre que le juge a plus commis une erreur qu’une faute punissable de la prise à partie. Ainsi, il ne risque pas, en toutes circonstances, d’être l’objet de demandes qui relèveraient plus de la malice, de la mauvaise intention, que de la volonté de faire cesser un grave abus.
Afin d’assurer le respect de la fonction du juge, afin de faire prendre conscience aux appelants qu’ils mettent en cause des magistrats qui ont reçu le droit de juger du souverain lui-même, les personnes qui auront pris un juge à partie devront pouvoir apporter des preuves irréfutables. Pour le cas où leurs demandes ne seraient pas fondées, seraient jugées trop légères, elles devront subir des condamnations à la mesure de la gravité de leur action.
Un des effets les plus importants de la procédure extraordinaire qu’est la prise à partie concerne l’avenir du jugement rendu. Selon l’Ordonnance de 1667, dès lors que le demandeur n’avait pas agi dans le but de nuire au magistrat, le jugement rendu devait être annulé, tous les arrêts et les jugements devenaient nuls et de nul effet. La situation était alors on ne peut plus claire, malheureusement, le Code de procédure civile a gardé le silence dans ce domaine. Pour nombre d’auteurs, l’annulation devait être prononcée toutes les fois que la prise à partie était justifiée par des faits de dol de la part du juge. Pourtant, la jurisprudence a considéré que le jugement devait être maintenu : la nullité ne pouvait résulter de plein droit de l’arrêt qui prononçait sur la prise à partie. Le jugement n’était pas annulé, mais il pouvait être soumis à l’appel ou à la cassation.
Enfin, quels sont les effets de la procédure de la prise à partie sur le juge ? S’il est innocenté et si le jugement définitif n’a pas été prononcé, peut-il connaître ultérieurement de l’affaire ? Selon la doctrine, deux cas sont à distinguer : s’il a demandé des dommages et intérêts, la réponse est négative ; dans le cas contraire, la réponse est clairement affirmative.
Quant au juge reconnu coupable, certes il doit être puni mais, dans un premier temps, la législation était moins précise qu’à l’égard du demandeur imprudent. L’Édit de François Ier disposait que les juges reconnus coupables se verraient imposer des amendes et des peines. Le roi laissait les juges libres de déterminer la punition la mieux adaptée, avec bien sûr le risque qu’elle soit légère ou de principe. La fin de ce laxisme est le fait de l’article 569 du Code des délits : si le juge peut se voir infliger des peines correctionnelles, infamantes ou afflictives, l’affaire sera renvoyée devant le tribunal criminel.
Par ailleurs, il est parfaitement établi que les juges fautifs doivent réparer le dommage causé à la partie appelante.
Enfin, en ce qui concerne l’appelant, le Code de procédure civile garde le silence lorsque sa demande était fondée. En permettant la voie extraordinaire de la prise à partie, il est clair pour le législateur qu’il doit obtenir contre le juge les conclusions qu’il a prises. L’effet naturel de cette procédure est de faire condamner le juge à des dommages et intérêts proportionnés au tort éprouvé, et plus généralement à obtenir les conclusions portées dans sa requête.
Aujourd’hui, pour se pénétrer de la permanence de la nécessité de protéger à la fois les magistrats et les justiciables, il faut garder à l’esprit que plusieurs facteurs se conjuguent pour conduire à une explosion de la demande judiciaire qui n’est absolument pas en rapport avec les moyens de l’institution. Les chiffres des sondages sont là pour prouver que les Français doutent de leur justice, mais en contrepartie, on ne peut passer sous silence la crise de conscience des magistrats, avec la perte de leur prestige et leur assimilation rampante aux fonctionnaires. Dans ce contexte, il faut toujours permettre aux justiciables de se défendre contre les juges indélicats, mais il est tout aussi urgent de mettre ces derniers à l’abri de demandes inconsidérées. Les dispositions du Code de procédure civile abrogées par la loi n° 2007-1787 du 20 décembre 2007 ont été replacées dans l’article L 141 du Code de l’organisation judiciaire. Sauf dispositions particulières, les juges peuvent être pris à partie en cas de dol, fraude, concussion ou faute lourde, commis soit dans le cours de l’instruction, soit lors des jugements. Désormais, l’État, tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice, est civilement responsable des condamnations en dommages et intérêts qui sont prononcées à raison de ces faits contre les juges, sauf son recours contre ces derniers. Quant à la procédure de la prise à partie elle-même, elle est régie par le décret n° 2006-1805 du 23 décembre 2006.
Le législateur continue donc à protéger les justiciables, mais il faut noter qu’à présent ce ne sont plus les juges qui doivent payer les dommages et intérêts. Pour comprendre cette considérable évolution, il faut se souvenir qu’autrefois, il était admis qu’ils ne pouvaient commettre de fautes que de façon exceptionnelle et donc ne pouvaient être condamnés que de façon tout aussi exceptionnelle. Aujourd’hui, l’État admet que ses agents puissent commettre des fautes et, se sentant responsable, il accepte de prendre à sa charge les dommages et intérêts qui en résultent. Cela conduit bien sûr s’interroger sur la place accordée aux juges dans l’État pour que les conséquences de leurs fautes ne leur soient plus imputables et il a fallu cette longue évolution pour que l’État admette qu’il était responsable de ses juges.