L’affaire Cadière / Girard
LA JUSTICE LAÏQUE PRISE EN OTAGE
ARTICLE
Dans le courant de l’année 1730, à Toulon, une jeune fille d’une vingtaine d’années fait des miracles journellement et porte les stigmates « causés par une impression divine » mais certains événements laissent craindre qu’elle soit plutôt possédée par le diable. Le promoteur de l’évêché de Toulon saisit l’official pour qu’ils se rendent ensemble au domicile de l’intéressée afin de faire cesser les bruits, vérifier si elle est possédée ou obsédée. Dans son procès-verbal, le promoteur ordonne l’ouverture d’une information.
Le lendemain de la visite du promoteur et de l’official, la demoiselle Cadière requiert la visite à son domicile du lieutenant général civil et criminel de la sénéchaussée de Toulon afin de se justifier. Elle évoque son avortement alors qu’elle était enceinte de trois mois. Après avoir concédé acte à la demoiselle Cadière de son exposition, fait dresser un procès-verbal, le lieutenant criminel décide d’ouvrir une information, de convoquer les témoins et il fait état du fait qu’il s’agit d’un cas privilégié, ce qui n’est pas contesté par les juges ecclésiastiques.
La plainte de la demoiselle Cadière comportera le rapt, l’inceste spirituel, l’enchantement et l’avortement procuré.
Afin d’empêcher tout désordre, par arrêt du Conseil et lettres patentes des 16 et 25 janvier 1731, le roi confie l’affaire à la Grand’Chambre du Parlement de Provence. L’instruction sera poursuivie par le procureur général et à la diligence de la demoiselle Cadière, le jugement devant être rendu en 1re instance et dernier ressort. Pour l’exécution de l’arrêt, l’évêque de Toulon donnera ses lettres de vicariat à un conseiller clerc du Parlement, conformément aux édits, ordonnances et déclarations concernant les procès criminels contre les ecclésiastiques qui s’instruisent conjointement par le juge d’église et le juge royal.
Les juges ecclésiastiques et royaux vont donc travailler ensemble, mais d’un côté comme de l’autre, les irrégularités seront nombreuses et le jugement rendu par le Parlement de Provence en laissera plus d’un perplexe.
D’une manière générale, la demoiselle Cadière ressent un parti pris certain. Elle prétend que ce qui a été fait par le promoteur est « oppressif » et n’a eu pour objet que de protéger le coupable pour condamner l’innocente.
Elle se plaint encore du non-respect des règles de procédure notamment du fait que le procès criminel ait commencé par son interrogatoire, lequel ne pouvait être mené qu’après l’information et les décrets. L’inobservation de cet ordre rend la procédure abusive et est passible d’un appel comme d’abus.
L’autre irrégularité est relevée par le chancelier d’Aguesseau : les censures ecclésiastiques ordonnées par l’official ont été omises.
Enfin, la demoiselle Cadière considère que le juge ecclésiastique a empiété sur la justice royale. Étant une personne laïque, elle ne relèverait pas de l’officialité, les juges ecclésiastiques n’étant compétents à l’égard des laïcs que pour l’administration des sacrements.
En conclusion, la demoiselle Cadière demande la cassation de l’accédit, le rejet des témoins entendus par le promoteur, la cassation de la procédure par appel comme d’abus. Elle s’étonne aussi que le Père Girard continue à confesser. Cette disparité de traitement a été relevée par le chancelier. Il ne comprend pas qu’une personne accusée de crimes aussi graves puisse diriger ses pénitentes, d’autant que certaines sont des témoins citées par le promoteur. Lorsque la demoiselle Cadière invoquait une différence de traitement entre l’accusateur et l’accusé, il semble qu’elle soit bien près de la vérité et il fait peu de doutes que le promoteur n’a pas conduit ce procès avec tout le détachement que l’on pouvait attendre de sa part.
Par requête présentée au Parlement, la demoiselle Cadière conteste la qualité des 44 témoins cités par le promoteur, choisis pour disculper le Père Girard, ce qui constitue un renversement de l’ordre judiciaire. La prévarication lui semble ici évidente, le promoteur ne poursuit pas le Père Girard et elle s’interroge sur ces témoins, toutes personnes affidées ou subornées par les Jésuites ou le promoteur.
La demoiselle Cadière prétend aussi que nombre de témoins ont été subornés, et les exemples effectivement ne manquent pas, qu’il s’agisse de corruption ou de menaces. Elle dénonce ensuite le parti pris du promoteur. La réglementation interdit d’ordonner et de faire la preuve d’aucun fait justificatif avant l’instruction de l’accusation et du procès, sous peine d’appel comme d’abus. Or, lorsque la demoiselle Cadière saisissait le lieutenant criminel de Toulon, le promoteur faisait déjà entendre des témoins, préparant ainsi au Père Girard des faits justificatifs.
Parmi les grandes affaires jugées par le Parlement de Provence, celle opposant la demoiselle Cadière au Père Girard tient une bonne place. L’instruction fut plus que difficile et les choix du procureur général du roi n’ont pas manqué de soulever un certain étonnement. Une pénitente s’attaquant à son directeur de conscience n’est pas une mince affaire, surtout s’il est jésuite, surtout si l’un de ses frères appartient à l’ordre des Dominicains, surtout si son confesseur fait partie des Carmes Déchaussés… La demoiselle Cadière relève un certain nombre d’irrégularités dans la procédure suivie pour mener son procès, avec peut-être des cas quelque peu contestables, mais on ne peut s’empêcher de relever qu’elle fut rapidement détenue dans des couvents et ensuite dans les prisons royaux, qu’un certain nombre d’obstacles ont été dressés sur sa route pour gêner l’organisation de sa défense, et qu’enfin ses appels eurent peu de succès.
La première de ces irrégularités concerne la procédure suivie lors de l’interrogatoire, la seconde touche la confrontation. Ensuite, la demoiselle Cadière évoque son emprisonnement et ses conditions de détention. Le chancelier fait part de ses doutes : était-il utile d’emprisonner la demoiselle Cadière et deux des principaux témoins dès le début de la procédure ? Était-il normal que l’accusé ait été simplement assigné ? Que son dernier confesseur ait été emprisonné, sans plainte, sans accusateur, sans partie ? Pourquoi a-t-elle été maltraitée dans les lieux où elle avait été détenue ?
La demoiselle Cadière fait encore état des obstacles mis à l’organisation de sa défense. Elle se plaint des pressions exercées sur elle et de l’interdiction de visite de son avocat. Par requête au Parlement, elle demande à quitter le couvent où elle est retenue et à être transférée dans les prisons royaux afin que, comme tous criminels, elle ait le droit de communiquer avec ses défenseurs. Sa demande sera acceptée un mois plus tard.
En plus des appels comme d’abus, la demoiselle Cadière fait appel de la procédure suivie par les commissaires du Parlement. Elle articule sa demande autour des 5 points : non-respect des délais pour mener les interrogatoires, division du procès entre les parties, confrontation entre elle et le Père Girard avant le récolement et la confrontation de tous les témoins, récolement sans confrontation des témoins dans le procès fait au Père Carme et aux deux frères Cadière et absence de confrontation de ses témoins avec le Père Girard.
Elle fait aussi appel de son décret d’ajournement personnel qui n’est pas motivé, aucune faute ne pouvant lui être imputée et enfin, elle fait appel a minima du décret rendu contre le Père Girard.
La façon dont a été instruit le procès de la demoiselle Cadière laisse pressentir que la décision finale ne lui sera pas favorable, encore fallait-il trouver des peines qui soient acceptables, car une grande partie de la population était violemment opposée au Père Girard et espérait le voir condamner au bûcher.
Dans leurs réquisitions, les gens du roi décident que le Père Girard sera mis hors de cour et de procès et, conformément à la réquisition et plainte du procureur général, la demoiselle Cadière sera déclarée convaincue de fausse et calomnieuse accusation, d’avoir abusé de la religion et profané ses mystères, d’avoir faussement contrefait la sainte, d’avoir contrefait la possédée. En conséquence, elle sera livrée à l’exécuteur de la Haute Justice pour faire amende honorable devant l’église Saint-Sauveur, et de là, menée à la potence de la place des Prêcheurs pour y être pendue et étranglée. Préalablement, il lui sera appliqué la question ordinaire et extraordinaire pour connaître le nom de ses complices. De plus, elle sera condamnée à 100 livres d’amende envers le roi. Son avocat et son procureur seront pris au corps et il sera informé contre ceux qui ont mené la procédure.
Enfin, le Parlement de Provence rend son arrêt. Le Père Girard est déchargé de toutes les accusations et crimes qui lui étaient imputés, (sortilège, rapt, inceste spirituel, avortement, subornation de témoins, calomnie, impiété et autres crimes), il est mis hors de cours et de procès et renvoyé pour le délit commun au juge ecclésiastique. La demoiselle Cadière est condamnée en faveur du Père Girard aux dépens engagés devant le lieutenant de Toulon, sans dommages et intérêts, elle sera remise à sa mère pour en avoir soin. Le procureur du roi (dont les réquisitions n’ont pas été retenues) devra faire informer contre ceux qui ont communiqué la procédure et enfin, un certain nombre de pièces devront être lacérées.
Le procès Cadière/Girard, qui a tenu la Provence et le royaume en haleine pendant un an, montre comment les juges ecclésiastiques et royaux peuvent s’accorder pour éviter la condamnation d’un membre d’une influente congrégation religieuse.
S’il arrive que certaines affaires suscitent des tensions entre les juges ecclésiastiques et royaux, l’affaire retenue ici montre que dans certains cas ils savent œuvrer dans le même sens, protéger des intérêts particuliers, vaquer pendant une année pour rendre un jugement qui ne condamne personne, quitte à ce que l’honneur de la justice soit mis à mal, comme cela ressort notamment des propos du chancelier d’Aguesseau.
Sources
Bibliothèque Méjanes
8-10, rue des Allumettes 13098 – Aix-en-Provence
Méj. 999-1000 (927-928 R 259)
Méj. 1632 (1497), pièces 2 et 3