Le conseil d’état, les Israélites Algériens sujets ou citoyens Français et les impôts arabes
ARTICLE
Sous le gouvernement du général Bugeaud, les éléments les plus productifs des finances publiques sont les « contributions arabes », particulièrement dans la province de Constantine où elles furent assises sur les tribus au fur et à mesure de leur soumission, en remplacement des taxes payées antérieurement au Bey, sur des bases sensiblement identiques. Ces impôts n’étaient pas sans inconvénients. Que l’on s’attache aux contribuables, et on constate que l’impôt sur les cultures faisait peser sur les populations des charges très différentes selon les contrées, les chiffres pouvant varier du simple au double ou même davantage, différences d’impositions choquantes, un principe du droit fiscal voulant que, à situation égale, la charge soit identique pour tous. Que l’on considère les finances publiques, et le résultat n’était guère plus satisfaisant, car ces impôts déroutaient toute prévision budgétaire et présentaient, par l’incertitude de leurs recettes, les inconvénients d’un impôt direct.
Pendant la domination turque, les israélites jouissaient d’une image détestable et au début de la colonisation, le regard des Français à leur égard était assez identique. Le général Bugeaud, dans une correspondance adressée au ministre de la Guerre, dresse d’eux un tableau extrêmement négatif, dû à leur attitude à l’égard de la monnaie française avec pour conséquence directe que l’argent français n’a pratiquement pas cours en Algérie, et que le vainqueur ne peut faire admettre sa monnaie au vaincu. À cette entrave à l’essor de l’économie dans la colonie s’ajoute un problème fiscal puisqu’ils ne paient aucun impôt. Enfin, il soulève un autre problème : la sécurité même de la colonie puisque les juifs non seulement ne défendent pas les villes mais instruisent les Arabes des démarches militaires, en concluant qu’après avoir été parasites, ils se comportent en traîtres .
Pour préserver le développement de la colonie et son équilibre économique, le général préconise deux mesures : imposer immédiatement aux Juifs, sous peine d’expulsion, de ne vendre qu’en argent français, ensuite faire cesser les dangers qu’ils font courir à la colonisation, en recourant à l’expulsion, sous certaines garanties, avec un double objectif : que les Européens remplacent une population gênante, onéreuse, inerte ou nuisible pour la défense, que les Français supportent toutes les charges du pays et le défendent contre les Arabes.
Il estimait qu’en 2 ou 3 ans, les 15 à 16.000 Juifs vivant en Algérie s’écouleraient, sans éprouver de perte de fortune, vers la Tunisie et le Maroc. C’était oublier que, par le fait de la conquête, les Juifs indigènes étaient devenus sujets français, étaient placés à partir de ce moment sous la souveraineté directe et immédiate de la France. Désormais, seule la qualité de Français pouvait être la base et la règle de leur condition civile et sociale.
Leur état sera précisé et maintenu par le Sénatus-consulte sur l’état des personnes et la naturalisation en Algérie des 14-21 juillet 1865, article 2 : « L’indigène israélite est français, néanmoins il continue à être régi par son statut personnel. Il peut être admis à servir dans les armées de terre et de mer. Il peut être appelé à des fonctions et emplois civils en Algérie. Il peut, sur sa demande, être admis à jouir des droits de citoyen français ; dans ce cas, il est régi par les lois civiles et politiques de la France ». Dans l’esprit du législateur, la conquête a été pour les israélites une délivrance, ils sont entrés volontiers dans les rangs de leurs libérateurs et d’ailleurs, par pétitions, ils auraient demandé que la qualité de Français leur soit accordée. Le Sénatus-consulte exauce leur vœu et désormais, comme les indigènes musulmans, ils auront la faculté de devenir citoyens français.
Dès le début de la conquête, bien qu’il estime que les impôts arabes sont peu productifs, qu’ils pèsent inégalement sur les contribuables, qu’ils ont tendance à restreindre l’étendue des cultures, le gouvernement choisit de maintenir le système en place, le temps d’étudier comment harmoniser ce legs de l’administration turque avec le système français. Cependant, plus la domination française s’étend et se consolide, plus l’administration juge intolérables les vices du système fiscal indigène. C’est pourquoi les ordonnances des 21 août 1839 et 17 avril 1845 font un premier pas dans la voie de la réforme, en tentant de modifier les bases jugées vicieuses des impôts arabes, et surtout, en introduisant un mode de constatation plus en rapport avec les formes fiscales françaises.
Au début de la colonisation, les impôts arabes comprenaient le hockor, l’achour, le zekkat, la lezma, l’el-gherama, l’eussa, le hak-el-chabir et l’hak-el-burnous. Ils étaient payés en nature, l’administration supportant les frais de garde des bestiaux, les pertes dues à leur mortalité, l’offre peu intéressante de la part d’acheteurs conscients de l’embarras du Domaine. Après un essai fort concluant, l’article 2 de l’ordonnance royale du 17 janvier 1845 impose que désormais, les impôts dus par les Arabes seront fixés en numéraires (valeurs françaises), mais qu’ils pourront être acquittés exceptionnellement en nature, dans l’intérêt des approvisionnements de l’armée ou si les contribuables ne peuvent se libérer en argent. À partir de 1850, les impôts sont payables en argent et non en nature.
En 1848, les israélites indigènes posent un problème complexe, soit que le législateur souhaite les soumettre aux mêmes droits et devoirs que leurs coreligionnaires français, soit qu’il prévoit de les soumettre aux impôts arabes comme les indigènes musulmans, quel que soit le territoire qu’ils habitent.
À partir de 1859, la France fait connaître sa volonté de modifier le système fiscal algérien, transformation qui intéresse la politique, la production et les finances du pays. La politique, parce qu’elle touche à ce que l’Arabe a de plus cher : sa fortune et son indépendance ; la production, parce que l’assiette de l’impôt influence le développement de l’agriculture ; les finances enfin, parce que l’impôt arabe constitue la source la plus importante des revenus de la colonie.
Après de nombreux tâtonnements, en 1882, le gouverneur général constate que la réorganisation financière n’a jamais été résolue et que le système des impôts arabes subsiste toujours. Le bilan concernant ces derniers est toujours le même : poids inégal sur les contribuables, rendement incertain, mobilité extrême, prévisions budgétaires difficiles. Certes, leur remplacement par un impôt de répartition est la bonne solution, encore faut-il que la matière imposable ne puisse subir de grands changements, que les pertes annuelles soient peu sensibles et aisément remplaçables par les gains, que son poids sur les contribuables soit toujours à peu près le même. En tenant compte de tous ces facteurs, le gouverneur se demande s’il ne serait pas plus sage d’améliorer l’assiette des impôts arabes et de renoncer aux réformes qui ne peuvent soulever que de graves difficultés. Pour lui, ceux qui ont attaqué ces impôts n’ont pas tenu compte des mœurs, du mode d’existence et de la façon de détenir la propriété chez les indigènes. Pour un peuple agriculteur et pasteur dont le territoire est détenu en partie à titre collectif, où la propriété privée est mal définie et souvent contestée, où le droit de vaine pâture est général, où par suite le contribuable est extrêmement mobile, il faut reconnaître que les impositions actuelles, en atteignant les éléments essentiels et saisissables de ce qui constitue la seule richesse indigène, sont à la fois rationnelles et équitables. En conséquence, il suffirait de reprendre les impôts arabes tels qu’ils existent et d’y apporter les modifications qui s’imposent.
Pour conclure sur la transformation des impôts arabes, il est clair que l’objectif de l’État est de mettre en place un système financier à peu près identique à celui de la métropole. Pour cela, il s’efforce de les remplacer par un impôt foncier reposant sur le cadastre par exemple, afin d’atteindre le revenu net réel du sol et non le produit du travail. Mais il fallait compter avec deux facteurs : les Européens et le cadastre lui-même.
L’État aspirait à trouver son compte dans la réforme espérée. Dans un pays en voie de formation et de transformation, avec un essor constant de la richesse territoriale, des campagnes ou des villes, il est essentiel que les modifications ne soient pas effectuées pour venir à la décharge des imposables, mais qu’elles profitent à l’État qui soutient le développement de la colonie, cède des portions du domaine, construit des routes, des chemins de fer… crée des centres de population. Avec une situation fiscale fort complexe, le gouvernement doit manœuvrer avec beaucoup de prudence : il ne peut mécontenter les colons, ne peut décourager la colonisation, doit prendre garde à ne pas trop bouleverser les coutumes des indigènes. Ce constat mènera certains auteurs à comprendre que la transformation des impôts arabes est une entreprise délicate et d’un résultat incertain. Les populations primitives tiendraient surtout à la fixité et à la tradition, les taxes même lourdes qu’elles connaissent et qui ont un caractère coutumier leur paraîtraient moins pénibles que les nouvelles qui pourraient choquer leurs habitudes. Ce n’est donc que dans un temps encore lointain et très progressivement que l’on pourrait substituer des impôts d’une forme plus européenne à ceux qu’acquittent les indigènes algériens.
En attendant cette transformation, pour augmenter la confusion et l’inquiétude des gestionnaires locaux, il faut ajouter une autre angoisse : la baisse certaine des recettes fiscales procurées par les impôts arabes lorsque les israélites seront déclarés citoyens français. Dans le domaine fiscal en effet, avec l’ordonnance du 17 janvier 1845, la situation était on ne peut plus simple : les impôts arabes pesaient uniquement sur les indigènes. Les choses devaient se compliquer avec le Sénatus-consulte du 14 juillet 1865 car, le fait d’admettre un indigène à la jouissance des droits civils et politiques des citoyens français devait-il avoir pour effet de le soustraire au paiement des impôts arabes ? La solution, pendant quelques années, est restée en suspens ou a été abandonnée à l’appréciation des autorités locales qui n’ont reçu à cet égard aucune instruction du gouvernement. Avec le décret du 24 octobre 1870, il deviendra impossible d’en différer plus longtemps l’examen, puisqu’il admettra la naturalisation de tous les israélites indigènes
Conformément au décret impérial des 21 avril-12 mai 1866 portant règlement d’administration publique pour son exécution, l’indigène musulman ou israélite qui le mérite par une vie honorable pourra être admis à jouir des droits de citoyen français. En 1870, le législateur franchit le dernier pas. Selon l’article unique du décret du 24 octobre, dit décret Crémieux, les israélites indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés citoyens français. À compter de la promulgation du décret, leur statut réel et leur statut personnel sont réglés par la loi française, les droits acquis auparavant restant inviolables. Mais ce décret soulève une opposition immédiate de la part des députés qui voient quatre conséquences : une atteinte à la dignité française, car ce serait tomber dans une grave erreur que de donner indistinctement la qualité de citoyens français à tous les Juifs indigènes. La deuxième conséquence serait essentiellement politique : la qualité de citoyen ayant pour attribut le droit de vote, les israélites participeront à la nomination des tribunaux et des chambres de commerce dans l’ordre judiciaire… la supériorité appartiendra logiquement à la population juive qui s’emparera par la voie de l’élection des administrations municipales et de toute l’influence politique. La troisième conséquence concerne la cohabitation avec les Arabes avec le risque de rompre l’équilibre entre israélites et musulmans, de réveiller des haines mal assoupies, d’allumer contre les Français d’implacables colères, d’amener des soulèvements et des révoltes. Enfin, dernière conséquence : cent fois plus nombreux que les israélites, les musulmans risquent de se révolter à la vue de la suprématie accordée à une race qu’ils sont habitués à mépriser, ce qui amènerait les colons français à déserter des lieux où il serait trop périlleux de demeurer.
Finalement, le décret du 7 octobre 1871 restreindra la portée de celui de 1870 en limitant son application aux seuls israélites nés en Algérie avant l’occupation française, ou nés depuis ce moment de parents déjà établis en Algérie à l’époque de cette occupation et en indiquant comment devait être faite la preuve de l’indigénat. Mais une question se pose alors : un décret qui admet un indigène, un Arabe, un Kabyle ou un Juif à la jouissance des droits de citoyen français, peut-il avoir pour effet de l’admettre également au bénéfice des immunités d’impôts exclusivement stipulées par la législation coloniale, en faveur des Européens, dans le but d’offrir à l’immigration d’Europe une sorte de prime ? En d’autres termes, en devenant citoyen français, l’israélite indigène cesse-t-il d’être indigène ? L’immunité d’impôts accordée aux Européens est-elle attachée à la naturalisation ou à l’immigration ?
Le décret de 1870 exonère les israélites de tout impôt arabe mais les premiers arrêts datent de 1879, laps de temps pendant lequel l’administration fiscale accepte d’aligner le statut des israélites sur celui des Français et des Européens, mais le contexte économique devait la conduire à modifier sa stratégie et à durcir sa position vis-à-vis de ces nouveaux citoyens.
Il reste à se demander quelle fut la conséquence financière de l’application du décret de 1870, quels effets a produit la jurisprudence constante du Conseil d’État. Dans un climat de baisse des impôts arabes, le désarroi de l’administration fiscale, sa réaction vis-à-vis des israélites et la circulaire du gouverneur en 1877 sont compréhensibles. Cependant, les heurts entre les gestionnaires et les israélites citoyens français ne dureront que pendant 5 ans. Pourquoi ce coup d’arrêt ? Parce que, à partir de 1884, d’une part le Conseil d’État admet les demandes d’exemption dès lors que le demandeur peut justifier les raisons de son retard, et surtout parce que les impôts arabes ont considérablement augmenté. Désormais, comme ils fournissent à la colonie sa ressource la plus sûre et la plus progressive, l’administration fiscale n’a plus à s’inquiéter pour équilibrer les budgets, elle n’a plus besoin de harceler certains citoyens français et de les traiter moins bien que les Européens.
Depuis trop longtemps il était question de faire en sorte que les impôts arabes rapportent davantage, que le nouveau statut des israélites ait été pris en compte ne fait aucun doute, mais même s’ils étaient restés des sujets français, dans la mesure où les budgets locaux avaient besoin d’accroître leurs ressources, tôt ou tard le système de perception des impôts arabes aurait été modifié. Il semble donc impossible de conclure que c’est à cause du décret de 1870 que les Arabes ont été plus lourdement chargés.
Par contre, on doit s’interroger sur les conséquences induites par cette modification, puisque ce qui n’est plus perçu d’un côté doit l’être d’un autre. Dans la mesure où les impôts arabes n’étaient plus supportés par 3.300.000 indigènes, mais uniquement par les 2 millions de personnes les plus pauvres qui cultivaient les terres pour leur propre compte, il faut se demander si cela correspondait aux capacités contributives des indigènes. Était-il normal qu’ils reversent près du tiers de leurs revenus ? Était-il acceptable que les mauvaises années ils soient contraints d’emprunter pour s’acquitter de leur dette envers État ? Certes, le rôle des gestionnaires était de faire en sorte que les budgets soient équilibrés, que les colons prospèrent, que la colonisation se développe, mais en surchargeant les Arabes, avec des dépenses qui d’ailleurs très souvent les concernaient fort peu, n’allait-on pas vers une stagnation de la production agricole ? Vers un bouleversement économique et social lorsque les individus étaient contraints de quitter leur terre pour travailler chez les colons ? Et surtout ne pouvait-on craindre le développement d’un sentiment de pression voire d’oppression ? Dans ce domaine, le politique est resté particulièrement discret avec pour conséquence qu’en ne jouant pas son rôle de modérateur, il a laissé les indigènes s’installer dans un état de paupérisation qui ne pouvait qu’être lourd de conséquences à plus ou moins long terme.